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Histoire(s) de l’immigration dans la bande dessinée

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Lors des Rencontres BD et Enseignement (25-27 mars 2015) au lycée François Mansart de Thizy-les-Bourgs, Vincent Marie a présenté (en lien avec l’exposition Albums. Bande dessinée et immigration 1913-2013 dont il a été l’un des commissaires scientifiques) une intervention sur « Immigration et bande dessinée : un siècle d’histoires » pour présenter, devant un public d’enseignants mais aussi d’élèves de collège et de lycée, les points de contact entre bande dessinée et immigration.

« Durant la dernière décennie, les migrants sont devenus de nouveaux héros de bande dessinée. […] Ces récits dessinés apparaissent comme le reflet de sociétés intégrées à la mondialisation. Ils interrogent tant sur les flux migratoires dont elles sont les points d’arrivée ou de départ que sur la présence et l’intégration de toutes les générations d’immigrants. Deux remarques s’imposent : si la question des migrants est de plus en plus abordée dans la BD dès les années 1980, elle l’est déjà avec parcimonie, directement ou indirectement, dès le début du XXe siècle. Car la BD se développe avec les grands mouvements de population, particulièrement ceux de l’Europe vers l’Amérique, dont les Etats-Unis. Elle entretient dès lors des rapports graphiques et narratifs avec les migrations, les secondes pouvant nourrir la première par l’histoire personnelle de certains auteurs. Depuis les années 2000, les dessinateurs et scénaristes africains se sont emparés de ce thème dans un souci de réflexion sur la portée des migrations sur les sociétés d’origine. Ainsi, sur des supports variés (journaux, magazines, albums, planches, web, BD), et à partir d’histoires individuelles, fictions ou témoignages, il faut analyser, sous l’angle d’une histoire « connectée », les circulations des hommes et des idées, celles des interactions, des communications et des réseaux, à différentes échelles. » [1]

 

 

Quand l’histoire de la bande dessinée et l’histoire des migrations s’entre-appartiennent

« La bande dessinée semble être dès les débuts de son histoire et à bien des égards, une forme d’expression liée à l’immigration » [2]. Vincent Marie illustre ces liens forts avec les premières bandes dessinées étatsuniennes. Les exemples ne manquent pas de planches publiées dans les journaux tels que le New York Harald relatant ou exploitant les conditions de vie des migrants. The Yellow Kid (Richard Felton Outcault) évoque la vie des immigrants irlandais de Hogan’s Alley, Hans et Fritz (Pam et Poum dans la version française) sont deux garnements d’origine allemande (Rudolph Dirks), le personnage de Jiggs (dans la série Bringing Up Father de George McManus) est un ancien maçon immigré irlandais qui parie aux cours et fait fortune aux Etats-Unis.

Dans Bringing Up Father (à partir de 1913, La Famille illico dans sa version française), Jiggs illustre exactement la vie de l’auteur de la bande dessinée, qui est autofictionnée (c’est-à-dire une fiction à partir d’éléments autobiographiques) puisque l’auteur, George McManus, né à Saint-Louis dans le Missouri en 1884 a lui-même fait fortune aux Etats-Unis, est lui-même un « produit » de ce rêve américain. D’origine irlandaise, le personnage de Jiggs va souvent au pub, pour y boire des bières et manger de la saucisse aux choux (plat de la St Patrick), et son parler irlandais est très marqué. Par ces exemples, Vincent Marie illustre parfaitement la circulation des auteurs (dont certains ont vécu l’immigration) mais aussi le rôle des éditeurs issus de la migration dans l’avènement de tels personnages. « L’essor de la bande dessinée américaine semble donc être à la conjonction de multiples facteurs, parmi lesquels la circulation des auteurs et le rôle des éditeurs issus de l’immigration est significatif » [2].

Extrait de Bringing Up Father, George McManus, 7 janvier 1940.

 

Vincent Marie donne l’exemple du parcours d’Henry Yoshitaka Kimaya, un artiste japonais qui part s’installer, avec trois de ses camarades, à San Francisco de 1904 à 1924 pour travailler dans une école d’art. Il raconte cette expérience, dans le double contexte de l’immigration asiatique (suite à l’Exclusion Act de 1882 qui vise les immigrants d’origine chinoise et favorise dans les entreprises californiennes le recrutement d’immigrants japonais) et de la montée du racisme anti-japonais aux Etats-Unis. Kimaya lit les premières bandes dessinées étatsuniennes, notamment Little Nemo. Son intérêt pour la bande dessinée grandit : c’est un medium dont il s’empare pour raconter sa propre histoire aux Etats-Unis, pour laquelle il s’imprègne de l’histoire de Little Nemo (Windsor McCay), et notamment de la relation du personnage à ses rêves [3]. Passionné par ce personnage, Kimaya introduit la métaphore du rêve détournée pour parler de son propre vécu aux Etats-Unis en rêve (lui aussi tombe de son lit à son réveil en base de la page) dans la bande dessinée The Four Immigrants Manga (1931). Quand il retourne au Japon, il devient mangaka.

Henry Yoshitaka Kiyama, The Four Immigrants Manga, Stone Bridge Press, 1999 (1e édition : 1931)

 

« Du creuset migratoire, il en est aussi question dans l’œuvre de William Erwin Eisner » [2]. Dans Dropsie Avenue, Will Eisner propose une réflexion sur une rue et sur les vagues migratoires qui transforment cet espace public. La façade de l’immeuble devient le lieu dessiné où sont ancrés plein de récits de vie. Dans Au cœur de la tempête, Will Esiner dessine son enfance à New York : si lui-même est né à Brooklyn en 1917, sa famille est juive d’Europe centrale. « Dans ce roman graphique, il explore notamment les trajectoires de ses parents juifs émigrés d’Europe et venus s’installer en Amérique au début du XXe siècle » [2]. Will Eisner, pour qui « la question de l’identité religieuse, culturelle et sociale hante le travail de dessinateur » [2], utilise l’histoire des différentes vagues migratoires dans toute son œuvre. Il faut dire qu’en privilégiant les lieux, Will Eisner se fait témoin de l’histoire de la ville étatsunienne, qui est elle-même produite par ces importantes vagues migratoires.

Will Eisner, Dropsie Avenue, 1995.

 

 

Des itinéraires singuliers au service de trajectoires migratoires : entre autobiographie et autofiction

Vincent Marie évoque aussi l’œuvre de Farid Boudjelal dont toute l’œuvre est marquée par l’immigration. Né à Toulon dans les années 1950, d’origine algérienne et de grand-mère d’origine arménienne, Farid Boudjelal a été interpellé par Cauchemar blanc de Moebius (1974) : il est frappé de constater que les Arabes (ici le personnage Abdulah) sont souvent des personnages secondaires dans la bande dessinée. Son envie est d’en faire un personnage principal, au cœur de l’histoire. Dans Petit Polio, il met le migrant, l’exilé au cœur de l’histoire. Petit Polio est inspiré de l’enfance de Farid Boudjelal, et toute son œuvre parle à la fois de l’histoire de l’immigration, mais aussi de l’histoire de la bande dessinée (lui-même, enfant, lisait de la bande dessinée). Farid Boudjelal est un symbole de ces points de contact entre l’histoire de la migration et l’histoire de la bande dessinée.

Extrait de Petit Polio, Farid Boudjellal, rééd. Futuropolis, 2006.

 

« L’Argentine aussi est une terre de bande dessinée et de circulations migratoires » [2]. Parmi les nombreux auteurs marqués par ces points de contact entre histoire de la migration et histoire de la bande dessinée, l’Argentin José Muñoz, parti d’Argentine où il était déjà auteur de BD (mais gagnait peu d’argent), va connaître la réalité quotidienne de l’exil en Europe (Londres, Barcelone, Paris, Suisse) pour essayer de survivre. Sa trajectoire de migrant dans plusieurs pays et son statut de sans-papier dans certans d’entre eux vont se traduire dans son style graphique. Dans Sudor Sudaca (« sueur de métèque »), il dessine son vécu de l’exil sans papier, sa peur des contrôles de police. « Dans l’album Sudor Sudaca, compilation d’histoires courtes parues dans le mensuel (À suivre) entre 1983 et 1985, Muñoz, accompagné au scénario par Carlos Sampayo, dessine la réalité quotidienne de l’exil. D’ailleurs les souffrances du déracinement se lisent déjà dans l’association des deux mots que les auteurs ont choisi pour le titre original de l’album. La « sueur », sudor, se perçoit aussi bien sur les fronts des protagonistes de papier que sur ceux des créateurs œuvrant, à l’époque, dans la clandestinité. Le mot métèque sudaca, quant à lui, désigne, avec un mélange de haine et d’amour, les émigrants sud-américains en Espagne » [2]. Grand maître du noir & blanc, José Muñoz fait transparaître dans son graphique le poids de l’exil : la peur est fortement imprégnée dans le dessin.

 

 

Construction d’une mémoire de l’immigration à travers la bande dessinée

La mémoire est tout d’abord connectée avec la dimension autobiographique de plus en plus prégnante dans la bande dessinée. Dans Persépolis (2000-2003), Marjane Satrapi dessine son enfance iranienne puis son exil en Autriche et en France. Ce récit dessiné est construit à la première personne (en cela, Marjane Satrapi a fortement été influencée par David B.). La bande dessinée sert alors pour raconter une mémoire liée à l’exil. On retrouve la même dynamique chez Zeina Abirached, une Libanaise qui vit à Paris depuis 2004 : son œuvre (Beyrouth Catharsis, Je me souviens, Mourir partir revenir, Le jeu des hirondelles, Paris n’est pas une île déserte) met à la fois en scène son enfance dans le Beyrouth en guerre, mais aussi sa volonté de garder une mémoire de ce Beyrouth disparu, rattrapé par les bulldozers. « Pour l’artiste d’origine libanaise, il y a “une sorte d’urgence à exhumer mes souvenirs […], une nécessité de dessiner pour garder la trace de ce qui s’était passé”. Dans Le Jeu des hirondelles (2007), elle reconstruit la mémoire des lieux (une ville, une entrée d’un appartement, un mur) et des objets (une tapisserie, un lustre en cristal) qui ont marqué son enfance. Mais c’est surtout dans son dernier projet, Paris n’est pas une île déserte, que l’artiste d’origine libanaise met en scène graphiquement son expérience de l’émigration (le départ du Liban) et de l’immigration (être en France) et évoque son identité double » [2]. Cette mémoire se construit en rapport avec des lieux, des espaces vécus, des espaces perdus.

L’autobiographie n’est pas le seul genre qui permette dans la bande dessinée de mettre la migration en mémoire : les BD de reportage et les BD historiques participent aussi de cette mémoire. Pour Les Pieds-Noirs à la mer, Fred Neidhardt s’est inspiré d’images d’archives, mais aussi de documents personnels, dont un enregistrement sonore de son grand-mère qu’il avait enregistré lorsqu’il était enfant. A partir d’une photographie où des Pieds-Noirs, depuis le front du bateau, jettent un dernier regard sur le front de mer haussmannien de la ville d’Alger, que beaucoup d’entre eux quittent définitivement (comme le grand-père de Fred Neidhardt), l’auteur a dessiné l’une des planches les plus marquantes de cette bande dessinée. Cette bande dessinée traduit son envie de parler d’une mémoire de la guerre d’Algérie dont il est souvent peu question : la version des Français d’Algérie. Cette BD s’inscrit donc bien dans un travail de mémoire : mais il s’agit davantage de parler, pour Vincent Marie, de mémoires au pluriel grâce à la bande dessinée, que d’une mémoire au singulier.

 

De même, la bande dessinée Un monde libre d’Halim Mahmoudi (2013) se fait témoin de migrations, au prisme de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris (dans le contexte du mouvement d’indépendance algérien) réprimée dans la violence. Halim Mahmoudi récupère une célèbre photographie d’un graffiti sur un pont parisien disant « Ici on noie les Algériens », et l’intègre dans sa bande dessinée. Les éléments de la photographie sont mobilisés pour raconter le récit de ces violences liées à cette manifestation, pour montrer l’acte de violence. Intégrant des documents historiques, ce reportage graphique permet à l’auteur de dessiner son positionnement personnel sur la mémoire de cette manifestation.

 

« Au terme de ce parcours (non exhaustif) qui met l’immigration et la bande dessinée en miroir, nous constatons que les mouvements et les circulations des créateurs forgent leur identité graphique mais contribuent aussi à rendre dynamique et vivant cet art jeune qu’est la bande dessinée » [2]. Plusieurs connexions sont donc possibles entre l’histoire de la migration et l’histoire de la bande dessinée : la migration est un thème qui permet de comprendre l’histoire propre de la bande dessinée ; la bande dessinée met en scène les liens avec l’histoire propre des auteurs ; la bande dessinée permet la construction d’une mémoire de la migration.

 

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Notes :

[1] Marie, Vincent et Gilles Ollivier, 2013, « Bande dessinée et immigration : une histoire de contacts », dans Marie, Vincent et Gilles Ollivier (dir.), 2013, Albums. Des histoires dessinées entre ici et ailleurs. Bande dessinée et immigration 1913-2013, catalogue d’exposition, Musée de l’immigration / Futuropolis, Paris, pp. 6-10.

 

[2] Marie, Vincent, 2015, « Migrants », Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, mars 2015, en ligne : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article910

 

[3] Groensteen, Thierry, 2013, « Rêve », Dictionnaire esthétique et thématique de la bande dessinée, septembre 2013, en ligne : http://neuviemeart.citebd.org/spip.php?article616

 


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